5/ Le cas Vorsicht

(ibid, p.65-74)

 

REPRESENTATION DU PARANORMAL ET DE LA TELEPATHIE DANS LE CHAMP PSYCHANALYTIQUE (suite)

Marie-Christine Combourieu – 1985

 

Ce mystérieux cas - Mr P... - fait partie du matériel de Freud recueilli en 1919-1921. Freud l'a tenu occulté pour des raisons certaine­ment déontologiques, mais aussi très certainement à cause de ses propres résistances et de son ambivalence en face de phénomènes échappant à sa rationalité ; cependant, nous avons vu (p. 114) que S.Ferenczi disposait de tels cas dès 1910 et qu' il en faisait part à Freud.

En outre, ce cas de "transfert/transmission/induction de pensée" concernait sa personne.


Ce sont pourtant des expériences de ce type, répétées depuis la rédaction de L'Inquiétante étrangeté (1919), qui permettent peut-être d'éclairer cer­taines réflexions de La Psychopathologie de la vie quotidienne, dont celle-ci :

 

. . . "Je dois cependant avouer qu'il m'est arrivé ces dernières années quelques expériences remarquables qu'on aurait pu facilement expliquer en admettant l'hypothèse de la transmission de pensée télépathique" ...

(ibid, p. 306).

 

Le "cas Vorsicht" se présente comme un carrefour de signifiants.

Nous le résumerons au maximum car Freud l' examine longuement pendant dix pages.

 

"M. P., homme intelligent et aimable, âgé de 45 ans environ (. . . ), s'est soumis au traitement analytique à la suite de déboires auprès des femmes"…

(ibid, p.65).

 

L'une d' elle vient de le surnommer "Monsieur Vorsicht", ce qui signifie en allemand : "Monsieur de la Précaution" (ibid, p.66).

 

Or, M. P., féru de littérature anglaise, avait quelques temps auparavant prété à Freud : The man of property - dont le sens est similaire - écrit par Galsworthy, roman-saga. .. ,

 

. . ."dont l'action se déroule dans une famille imaginaire, la famille Forsyte.

Le nom de Forsyte et tous les traits typiques que l'auteur personnifiait avaient aussi joué un certain rôle dans mes entre­tiens avec P. Ils constituaient une partie de ce langage fréquemment utilisé entre deux personnes qui ont accoutumé de se fréquenter régulièrement "...

(ibid, p.67).

 

Or, il se trouve qu'à la même époque, précisément, arrive de Londres , . . . "durant l'automne 1919, vers 10 h. 3/4 environ, le Docteur David Forsyth". . . ,

(ibid, p.65).

 

qui dépose sa carte de visite chez Freud.

 

M. P. devait avoir sa dernière séance d'analyse ce jour là, comme convenu, à 11 h.

Il se trouve qu'au cours de cette dernière séance, M. P. eut l'occasion, par trois fois, de fournir des associations qui renvoyaient en miroir la situation que Freud et lui-même vivaient.

 

1 °/ lorsqu' il informe Freud du surnom qu'on venait de lui attribuer, ”Vorsicht", Freud pense à la carte déposée par le Docteur Forsyth un quart d'heure auparavant

 

... "Ce récit me frappe ; j'ai à portée de la main la carte du docteur Forsyth et j e la lui montre" ...

(ibid, p.66).

 

Cette association renvoie également au titre du roman-saga dont nous avons déjà parlé.

 

. . . "Or le nom des héros de ces romans : Forsyte, est à peine dif­férent, selon la prononciation allemande, du nom de mon visi­teur : Forsyth, et le mot anglais significatif que nous pronon­cerions de la même manière serait "foresight", c'est-à-dire "prévision" ou "précaution" (Voraussicht ou Vorsicht).

 

P. avait donc tiré de ses propres rapports un nom qui justement me préoccupait à ce moment là, par suite de circonstances qu'il ignorait" ...

(ibid, p.67).

 

 

2°/ La semaine précédente, Freud s'était rendu, sans le savoir, dans la pension où habitait M. P. pour visiter un ami, Antoine von Freund (Freund signifie "ami" en allemand )

 

... "Je me rappelle fort bien n'avoir pas nommé la personne que j'étais allé voir. Or, immédiatement après avoir parlé de son surnom de M. von Vorsicht (Précaution), mon malade me demande : "Est-ce que Madame Freud - Ottorega qui, enseigne l'anglais à l'Université populaire n'est pas votre fille ?" Et pour la première fois depuis que nous nous voyons, il déforme mon nom comme le font ordinairement les fonctionnaires, les employés et les typographes, et prononce "Freund" au lieu de Freud"...

( ibid, p. 68).

 

3 ° / A la fin de la même séance, M. P. raconte un cauchemar qui l'avait éveillé la nuit. Cherchant le mot anglais signifiant "cauchemar", il traduit par "a mare' s nest".

 

. . . "chose absurde puisque a mare's nest, c'est une histoire invrai­semblable, une histoire de brigands et que cauchemar en anglais se dit "nightmare" . . . "

(ibid, p.60 )

 

Or, il se trouve qu'Ernest Jones, quelques semaines auparavant, était venu, lui aussi, visiter Freud de Londres . Ce dernier était l'auteur d'une monographie sur le cauchemar - night mare.

 

Voilà résumées les trois associations que fournit M. P. lors de sa dernière séance, sous l'oreille attentive et étonnée de Freud :

 

Celui-ci vit un phénomène de "transfert de pensée" :

 

..."Peu            importe que ces idées soient ou ne soient pas dérivables sans transmission de pensée ; celle-ci se retrouve dans chacune des trois idées et peut ainsi provoquer trois questions dif­férentes : P. pouvait-il savoir que le docteur Forsyth venait justement de me faire sa première visite ? Lui était-il possible de connaître le nom de la personne que j'étais allé voir dans sa maison ? Savait-il que le docteur Jones était l'auteur d'un travail sur le cauchemar ? - Ou            était-ce ma connaissance de ces choses qui se révélait dans ses idées ? Toute conclusion en faveur de la transmission de pensée ne saurait dépendre que de la réponse faite à ces trois questions différentes"...

(ibid, p.71).

Freud dans la suite du texte envisage pour chacune de ces trois questions des explications proprement psychanalytiques, à savoir la jalousie de M.P.dans le champ du transfert :

1°- Freud reçoit des étrangers (le docteur E. Jones puis le Docteur Forsyth) qui le chassent, lui, M.P., qui n'est pas un"Forsyte/ Forsyth. . .mais un Vorsicht".       2°- De même Freud se rend-il dans sa maison pour y visiter “un ami” (Freund en allemand), mais pas lui,.3°- Quant à l'arrivée du docteur Forsyth, Freud conçoit la possibilité que M. P. l'ait croisé en se rendant à sa séance à 11 h., puisqu'un quart d'heure seulement sépare le moment où celui-ci a déposé sa carte et l'arrivée de M. P.

 

Voici 2e monologue intérieur que Freud prête à M.P. :

 "Cela m'afflige que vous soyez aussi préoccupé de l'arrivée de cet étranger. Revenez donc à moi. Ne suis-je pas moi-même un Forsyth ? mais seulement un sieur le Vorsicht, comme dit la jeune-fille" ...

(ibid, p. 70) .

. . . "Comment ne pas discerner dans cette phrase un mélange de revendication jalouse et de dépréciation mélancolique de soi-même qui s' y trouve traduit ?"..

(ibid, p.69).

 

propose Freud pour expliquer ces coïncidences.

 

En conclusion, nous dirons donc, pour nous résumer, qu'il s'agit ici, d'un "carrefour de signifiants" (nous pensons à ce que dit (B3, 10) à propos des signifiants qui "s'échangent en analyse : Carrefour auquel Freud n'a pas été insensible mais nous avons déjà évoqué les résistances personnelles qu'il présentait à son encontre.

C'est pourquoi, sans doute, cherche-t-il à élucider totalement la situation en proposant comme explication dernière la jalousie de M. P. ou la possibilité pour lui-même d'avoir parlé - bien que cela lui parût improbable (ibid, p.73).

 

Toutefois Freud ne s'y trompe pas :

 

..."Je ne puis poursuivre plus avant ces conjectures rationalistes. Demeurons-en donc une fois de plus sur un "non liquet", mais, avouons le, à mon avis la balance penche ici encore du côté de la transmission de pensée" ...

(ibid, p. 74 )

 

Dans ce "non liquet" reste en suspens la question du hasard et des coïncidences :

 

..."Mais la force convaincante qui se dégage de ce cas (la visite de Freud à un ami dans la maison où habite M. P.) est entièrement détruite par un hasard. L'homme auquel j'étais allé rendre visite dans la pension ne s'appelait pas seulement Freund, était pour nous un "véritable ami"..."

(ibid, p.71).

 

. . . "Admettons que M. P. ait su qu'il existait un docteur Forsyth dont la visite était attendue à Vienne, en automne, comment expliquer ensuite qu'il en ait eu la notion justement le jour de l'arrivée de ce docteur et immédiatement après la première vi­site de celui-ci. Certes, il est permis d'attribuer ce fait au hasard, c'est-à-dire de n'en pas chercher l' explication ; mais pour bien marquer qu'il ne saurait être question de hasard et pour vous montrer qu'il s'agissait réellement de pensées de jalousie concernant les gens qui, venaient me voir et à qui je rendais visite, j'ai cité deux autres idées encore de P. ". . . (ibid, p.73).

 

Plutôt que d'accepter la notion de hasard, Freud préfère expliquer ce dernier par des causes psychologiques ne laissant aucune place à d'autres suppositions.

_(B2,9-15) nous semble illustrer par des exemples différents plusieurs cas similaires de "transfert de pensée" entre l'analyste et son patient (voir p.123). Rappelons que Freud ne croit pas au hasard intérieur (endopsychique) mais au hasard extérieur seul (p. 100) .

Dans le "cas Vorsicht” le hasard extérieur objectif est donc éliminé au profit de l'explication par la jalousie de M. P. Ce sont là, toutefois, des "conjectures rationalistes", dit Freud.

 

Il peut exprimer cependant, pour sa part, sa croyance en l'existence de la "transmission de pensée"/télépathie sans craindre d'abdiquer la position réservée et plutôt sceptique qui était la sienne jusqu'à présent.

En effet, aussitôt après avoir avancé :

 

. . . "avouons-le, à mon avis la balance penche ici encore du côté de la transmission de la pensée"... ,

il mentionne l'existence d'autres articles traitant de ce sujet :

 

…”D’ailleurs, je ne suis certainement pas seul à m'être trouvé, aux cours d’analyses, en présence de faits semblables. Hélène Deutsch a publié en 1926 des observations analogues et étudié leur détermination au moyen des rapports du transfert entre patients et analystes"... (ibid, p.74).

 

Plus loin  Freud cite aussi :

 

. . . "Dorothy Burlingham, dans un article intitulé :"L'analyse des enfants et la mère", a relaté certaines observations qui, si elles se confirment, doivent ne plus laisser aucun doute sur la réalité de la transmission de la pensée" . . . (ibid, p.77).

 

En 1932 Freud n'est plus seul. Il s'est même fait devancer sur la question de l'hypothèse de la télépathie.

 

La dernière page de Rêve et occultisme cerne au plus près le sujet du hasard et des coïncidenees qui sont - au fond - l'essentiel de la problématique de la transmission de pensée télépathique, avons-nous dit (p.101).

 

Nous terminerons par l'exemple cité par Dorothy Burlingham rapporté à la p.77. Il s'agit d'un enfant qui subit le traitement analytique en même. temps que sa mère. Celle-ci, un jour, …

 

..."vient à parler d'une pièce d'or qui joue un certain rôle dans une des scènes de son enfance. A peine est-elle rentrée chez elle nue son jeune fils, âgé de 10 ans environ, pénètre dans sa chambre et lui  apporte une pièce d'or afin qu' elle la mette de côté pour lui" ...

 

Freud conclut avec D. Burlingham :

 

..."rien n'explique pourquoi l'enfant se souvient précisément aujourd' hui de ce présent. La mère informe l'analyste de l' enfant de cette coïncidence et la prie de rechercher pourquoi l'enfant avait ainsi agi. Mais l'analyse ne révèle rien, l'acte s'étant ce jour là introduit dans la vie du garçonnet à la manière d'un corps étranger"...

 

L' histoire n'est pas terminée :

 

... "Quelques semaines plus tard, la mère, assise à son bureau, se prépare, comme on lui a demandé, à transcrire l'incident en question, quand le garçonnet survient et exige de sa mère qu'elle lui rende la pièce d'or. Il veut, dit-il l'emporter avec lui pour la montrer à sa psychanalyste. Et l'analyse ne par­vient pas, cette fois non plus, à découvrir le motif de ce désir”… (ibid, p77).

 

_Aucune explication n'est proposée, cette fois, par la Psychanalyse ; si ce n'est que s'impose, de façon évidente, une "synchronisation"   (A1, 14-15) /un "synchronisme" (I, 17) mère-enfant.

Plan