Voyeurs et voyance

 

JACQUES BRIL

 

Organe par excellence de la Connaissance, l’œil est, par excellence, l'instrument du péché. Ils en savent quelque chose, ces héros et demi-dieux des deux sexes qui payèrent de leur vue ou de leur vie, l'audace d'avoir porté le regard sur la splendeur des dieux - manifesto in lumine, dit Vergile (1). Aphrodite venait de s'unir à Adonis; témoin de ses ablutions, Erymanthos, fils d'Apollon, sera frappé de cécité par la déesse outragée. De même que Tirésias, pour avoir surpris Athéna au bain. Actéon, lui, fut transformé en cerf et dévoré par ses propres chiens pour avoir aperçu la nudité d'Artémis qui se baignait dans une source. Les yeux se détournent et la face se voile devant l'éclat qui accompagne les divinités, et Sémélé périra à la révélation de la majesté de Zeus ( 2).

 


S'en tenir à la lettre des quelques exemples qui pré­cèdent - ou de cent autres - suggère une remarque et accuse une lacune. La remarque, c'est qu'ils semblent, par l'effet d'une contiguïté, moins sollicitée d'ailleurs qu'il y peut à première vue paraître, dévoiler - c'est bien le cas de le dire - quelque secret apparentement entre nudité et divinité, entre cécité et prophétie. Tirésias n'est - il pas le devin le plus célèbre de son temps et le nom même d'Érymanthe ne réfère-t-il pas explicitement à quelque mancie? La lacune, par ailleurs, c'est tout simplement l'omission du contexte et des résonances apportées par le mythe aux épisodes évoqués.

Dans ce qui suit, nous tenterons tout à la fois d'exploiter la remarque en comblant la lacune, quitte à déborder le cadre somme toute confiné du corpus mythique de l'Antiquité classique. Auparavant toutefois, il nous faudra préciser la notion de transgression impliquée dans ce qui précède. Enfin, nous nous risquerons à quelques diagnostics concernant le statut du voyeurisme et de la voyance dans la culture contemporaine.                  

                                                                                                                                           

I

                                                                                                                                           

La Connaissance constitue la frontière qui discrimine l'univers des hommes de l'univers des dieux. Intermédiaires susceptibles de légitimer le passage de l'un à l'autre : les prêtres - de tout temps, notons‑le, castrats plus ou moins métaphoriques et détenteurs des secrets essentiels; les anges - mais quel sexe peuvent‑ils donc bien avoir? Hermès, dieu de la Quadrature et de la Rotondité (3), et régisseur, pour cette raison, des hiérogamies alchimiques. Franchir inconsidérément ce limes, c'est commettre le péché majuscule, le péché contre l'esprit. Le démon ne l'ignore pas, lui qui, selon la Bible, insinue à nos premiers parents: « Le jour où vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux s'ouvriront, vous serez comme des dieux, connaissant le Bien et le Mal (4). »

Commentateurs laïques ou religieux ont produit de ce passage une abondante exégèse dont la charpente paraît se disposer autour de la reconnaissance d’une opposition dialectique fondamentale entre péché et transgression (5). Nous ne nous y arrêterons pas autrement. Quant à la Connaissance dont le texte sacré interroge si explicite­ment la nature et le statut, les scoliastes l'ont toujours, sous les traits imposés par les ressources langagières uti­lisées, expressément connotée d'une référence sexuelle. La critique psychanalytique s'accorde aujourd'hui sur le caractère paradigmatique de la connaissance sexuelle, qui tendrait de la sorte à métaphoriser et à subsumer toutes les autres. Pour la psychanalyse, la Connaissance, c'est au fond et d'abord la réponse aux énigmes et aux secrets essentiels que détiennent les dieux... ou les parents.

En d'autres termes, son objet, c'est la réalité que dissi­mulent les fantasmes originaires. Connaître, au plein sens du terme, c'est participer à la scène primitive. Ainsi la Connaissance résulte-t-elle de l'irruption du psychisme dans le champ du secret, dans le champ de l'énigme origi­naire dont on a dit avec raison (6) qu'elle se constituait autour du désir de la mère ou plutôt du désir de savoir sur le désir (insaisissable) de la mère.

Rien donc de bien étonnant que le mortel ordinaire ne sache prétendre à l'exorbitant privilège de la Connais­sance qu'au prix de quelque renoncement, castration métaphorique propre à garantir la permanence de l'ordre cosmique, de la sorte altéré. Notons que l'on se trouve là au cœur même de l'équation sacrificielle (7) en vertu de laquelle l'effraction perpétrée sera nécessairement taxée de quelque redevance péagère. La Connaissance in se est, de nature, initiatique, et la démarche dont elle procède, impliquant le franchissement de seuils, implique du même coup l'épreuve rituelle concomitante.

 

 

II

C'est pourquoi la relation qu'établit le mythe entre Connaissance, voyeurisme et châtiment a valeur universelle. Selon les cultures, se différencieront le dessein des accentuations, les qualités des protagonistes et le détail épisodique, mais l'essentiel demeurera. Efforçons‑nous de le montrer et, pour cela, revenons à Tirésias, dont les aventures mythiques sont loin de se limiter à la seule version qui en a été rappelée plus haut (8).        

   Ayant dérangé de son bâton l'accouplement de deux serpents, le jeune Tirésias s'était trouvé métamorphosé en femme. Il devait passer sept années dans cette condition. Sur quoi, la même aventure s'étant répétée, il avait retrouvé son sexe initial. Cette mésaventure l’avait rendu célèbre au point que, au cours d'une querelle qui opposait Héra à Zeus pour savoir lequel, de la femme ou de l'homme, éprouvait dans l'amour la plus forte jouissance, Tirésias fut mandé par le couple divin pour trancher le différend. Ce qu'il fit, affirmant que la femme tirait de l'amour neuf fois plus de plaisir que l'homme. Furieuse de voir ainsi dévoilé le secret de son sexe, Héra frappa Tirésias de cécité. Zeus, en manière de dédommagement, lui octroya cependant le don de prophétie. Amphitryon, Créon, Ulysse seront au nombre des clients du nouveau devin.                                                                                                     

La construction littéraire du discours que tient la fable requiert la subordination diachronique les uns aux autres d'événements qui en fait s'impliquent réciproquement par leur essence et non dans leur seul déploiement temporel. Potentiellement incluse dans la Connaissance (le double épisode des deux serpents) la cécité physique (châtiment imposé au voyeur par la déesse) entraîne, dans la logique divine, l'octroi par Zeus à Tirésias du don de prophétie. Mais on ne manquera pas de relever que c'est la divulgation de la Connaissance ‑ et non seulement le fait que cette dernière ait été acquise par le futur devin ‑ qui provoque le courroux d'Héra.

Folklores et mythologies ne sont pas avares de ces récits au travers desquels se laissent reconnaître les fils conducteurs que l'on repère dans les aventures de Tiré­sias.

Chacun sait, par exemple, que les Dracs du pays de Beaucaire se nourrissent principalement de vierges dont il arrive que la chair délicate fasse l'objet de préparations culinaires des plus savoureuses. C'est à une lavandière de la région que nous devons ces renseignements (9). Ayant laissé échappé son battoir au fil de l'eau, elle avait été, dans ses efforts pour le rattraper, capturée par le Drac du lieu, qui la prit à son service en sa demeure aquatique. Au cours de sa détention, la jeune femme, un beau jour, tou­cha par inadvertance l'un de ses yeux d'un doigt sur lequel était resté un peu de la substance d'un gâteau mer­veilleux. A son grand étonnement, elle s'était alors reconnu la faculté de voir sous l'eau. Parvint‑elle à s'échapper? Fut‑elle libérée par son maître? Nous l'igno­rons. Toujours est‑il que sept ans plus tard, alors qu'elle avait regagné son village, elle croisa par hasard le Drac venu sur la terre ferme faire ses provisions. Elle le reconnut, le salua et lui demanda des nouvelles de sa famille. Cela surprit grandement le Drac qui, par nature, est invisible aux regards des hommes. « De quel œil m’as ‑tu donc aperçu? » demanda‑t‑il courroucé. Elle le lui désigna. Le Drac posa alors son propre doigt sur l’œil de la jeune femme qui, aussitôt, perdit son don de voyance.

Signalée dans la métaphore par le doigt, la substance merveilleuse et l’œil de la lavandière, la conjonction sexuelle, ici encore, vaut Connaissance. Connaissance illégitime d'ailleurs, dont le Drac mère (nous allons y reve­nir) s'empressera de rapporter la faculté usurpée. L'imagi­naire ne confirme en rien, en effet, la condition mas­culine dont le genre grammatical semble pourvoir le Drac. Tout au contraire. Aquatique et thériomorphe, obscur et dévorateur, le Drac appartient bien plutôt à la grande famille femelle d'Echidna‑la‑Vipère (10) dont Tarasques et         Lemeçons, à l'instar du Dragon apocalyptique – la Pécheresse, la Grande Prostituée, paraphrasera saint Jean (11) - paraissent être, entre autres, les avatars géographiquement et conjoncturellement déterminés.

Quoi qu'il en soit des agents de causalité qui associent pulsion scopique, Connaissance et castration, la légende languedocienne apparaît encore comme relativement proche de son modèle hellénique. Il s'en faut de beaucoup toutefois que la majestueuse leçon que le mythe de Tirésias porte avec soi, continue d'y être aussi aisément discernable. Et même, dans toutes sortes de productions culturelles apparentées ‑ contes, traditions, divertissements ‑ on verra les déplacements du sens et l'altération de la logique édulcorer au point de le rendre méconnaissable le message didactique et monitorial qu'elles ne cessent pourtant de représenter. Ce sera par exemple le cas de la légende de Mélusine (12) et des personnages de sa famille ‑ vouivres, escarboucles ou encore « lai Sarpan » des fables bourguignonnes ‑, du culte de saint Hervé (13), l'aveugle apollinien protecteur des chevaux, ou du jeu de colin‑maillard (14) dans lequel le rôle dévolu à « l'aveugle » n'est autre que celui d'un devin dont on attend qu'il identifie, qu'il révèle et qu'il nomme.        

La détention du secret des origines confère à l’être son irréductible singularité et il n’est de requête ni de commission, même divine, qui puissent en légitimer gratuitement la publication. Dans l'ordre des dieux, le « droit à révélation » se paie et, suspendues aux lèvres de leurs prophètes, on verra tribus et nations attendre de leur Parole guidance et réconfort. Et si la tradition de l'Inde conserve, encore de nos jours (15), la croyance en un danger que réserverait le spectacle jadis observé par Tirésias, il n'en reste pas moins que c'est fréquemment à des aveugles que reviendront les fonctions politiques ou morales de guider les peuples vers leur destin.

 

III

 

Clairvoyance et cécité apparaissent bien ainsi comme les deux faces, l'une spirituelle, l'autre physique, d'une même monnaie et il est fréquent que la mythologie uni­verselle pourvoie d'un charisme surnaturel l'aveugle selon la chair. De même, d'ailleurs, que l'homme endormi que visitent les songes ou que le possédé qui, dans ses vaticinations, prédit parfois l'avenir.

Il se disait (16) que Totila, le roi des Wisigoths, ayant eu vent de la rumeur qui prêtait au vieil évêque aveugle Sabrinus des dons de divination, voulut l'éprouver sur ce point. Il le manda à sa table et lui fit servir par l'un de ses serviteurs une coupe, qu'il intercepta pour la tendre de sa propre main à l'homme de Dieu. « Que le salut soit sur cette main ! » s'écria ce dernier. Totila, dit‑on, se réjouit fort, non seulement de la preuve qu'il avait cherchée, mais surtout peut‑être de l'assentiment que le vieillard donnait ainsi à ses entreprises politiques.

Le grec maïnomaï, devenir fou, réfère à la violence du délire prophétique tout autant qu'à l'ardeur furieuse du guerrier ou de l'homme pris de boisson. Devenir fou, c'est ainsi être hors de soi, aveuglé; mais c'est aussi recevoir le don de prophétiser, de prédire.

L'interprétation du songe exige d'ailleurs l'office d'un devin auquel le « délire » chamanique ou quelqu'une de ses variantes tempérées conférera la faculté de pré‑vision. Comme si les images qui se présentent au rêveur dans l'aveuglement de son sommeil nocturne ne pouvaient être déchiffrées que dans les conditions de l'aveuglement divin de la transe. Transe dont, au dire d'Hérodote, l'habitude ou les instruments entraînaient d'ailleurs chez les devins des Scythes la perte de leur virilité (17).      

   Les dieux exigent fréquemment que soient aveugles ceux auxquels ils accordent la faveur d’éclairer et de guider les peuples. Ainsi de Phinée, roi de Thrace, auquel ses dons de divination avaient paru sans équivoque bien préférables à l'usage de la vue, ce qui n'avait évidemment pas manqué d'indigner le Soleil. Habile à révéler aux hommes les intentions des dieux, il passait pour avoir indiqué à Phryxos le chemin de Colchide et aussi pour avoir prédit aux Argonautes les incidents dont serait émaillé leur voyage de retour.                                                                                                             

La légende d'Oxylos qui, lui, n'était que borgne – ce qui, pour l'imaginaire, équivaut à être porteur de la même « mutilation qualifiante » que l'aveugle ‑, n'est pas sans offrir quelque parallélisme avec la précédente. Ayant tué par accident son frère en lançant le disque, Oxylos avait dû quitter l'Étoile, son pays natal, pour se réfugier en Élide. Son temps de marge étant écoulé, il prit le chemin du retour et c'est à ce moment que les Héraclides reconnurent en lui le guide « à trois yeux » qu'un oracle leur avait prescrit d'attendre afin de se faire conduire dans leur « terre promise », le Péloponnèse. Les versions diffèrent quant à savoir si le héros disposait de ses deux yeux et était monté sur un cheval borgne, mais la reconquête dont Oxylos donna ainsi aux Héraclides les moyens, montre assez que le compte en yeux était bon et la qualité de l'ensemble le cavalier et sa monture, conforme aux dispositions des dieux.              

Dans l'Inde védique, de même que dans la tradition scandinave, il revient à deux personnages, dont Georges Dumézil a si remarquablement décrypté l'homologie fonctionnelle, d'incarner le Destin ou plutôt d'en être l'instru­ment (18). L'un et l'autre sont aveugles, l'un et l'autre ambi­gus, tout assujettis paraissent‑ils à l'impérieux mandat qu'ils tiennent des dieux mêmes. L'analyse toutefois que fait de leur histoire le prestigieux érudit nous confrontera à la nécessité de considérer comme de nature profondé­ment différente les lectures mythographique et psychana­lytique d'un même trait mythique ‑ ici la cécité des deux héros ‑, ces lectures dussent‑elles produire des inter­prétations généralement cohérentes, complémentaires et convergentes.

Dans le Mahabharata, la cécité de Dhrtarastra lui interdisait de monter sur le trône des Pandava, dont il était cependant l'aîné. Cet honneur reviendra à Pandu son frère, en même temps que la mission éminemment royale de remettre par les armes un peu d'ordre, de sagesse et de vertu dans un monde mythique passable­ment corrompu. Le poème fera de Dhrtarastra le théori­cien du règne des Pandava et, nous dit Dumézil, l'instru­ment de leur destin. Sous le règne de Yudhisthira, le successeur de Pandu et l'oncle de Dhrtarastra, ce dernier ne cessera d’être le guide par excellence des Pandava qui « l'interrogeaient sur toutes les affaires et, pendant quinze ans, se réglèrent en tout sur ses avis ». Yudhis­thira règne, mais c'est à Dhrtarastra l'aveugle que revient le « soin des décisions et des distributions de largesses ». Cela ne signifie d'ailleurs pas que les dites décisions soient toujours - tant s'en faut - pertinentes et béné­fiques. Mais il est difficile de trouver meilleure illustra­tion d'une corrélation entre cécité charnelle et connais­sance essentielle des dispositions des dieux.

Œdipe cependant nous la fournirait‑elle ? Aveugle pour avoir connu le désir de sa mère, quel étrange « guide » est‑ce là que conduit Antigone! Antigone qui a entendu, elle, « où mènent tout droit les oracles d’Œdipe ». Car Œdipe à présent prophétise. Aussi est-ce en voyant qu'il prédira à ses enfants leur « mort mutuelle »; et en voyant aussi qu'il annoncera, « bien qu'il soit déplaisant de remuer des sujets interdits », les dissensions qui bientôt opposeront Athènes à Thèbes. Et dans OEdipe à Colone" (19),sa dernière tragédie, Sophocle le consacrera auprès de ses filles, « guide » : « Guide étrange sans doute, mais pareil à celui qu'elles étaient pour lui. » « Venez et laissez‑moi tout seul trouver la tombe sainte où le Destin veut que je sois enseveli dans ce pays! » leur dira‑t‑il avant de lancer à la Lumière un dernier et poignant appel.

      

IV

 

Si mythologie et psychanalyse font habituellement un si heureux ménage, il serait cependant hâtif et problématique d'en conclure que les réquisitions de l'une doivent nécessairement trouver leur contrepartie dans les élaborations de l’autre. Nous n'en prendrons pour preuve que l'histoire eddique du frère de Balder, l'aveugle Hödhr qui, homologue scandinave de Dhrtarastra, ne saurait en aucun cas représenter, dans une perspective psychanalytique, le porteur de Connaissance et de Sagesse que nous avons reconnu en ce dernier, en Phinée, en Tirésias.

Ce qui est là en jeu, c'est probablement ce qui fonde la différence entre le fantasme et l'allégorie ou, plus

précisément, entre la spontanéité du préconscient et l'élaboration intellectuelle de l'imaginaire.            

A l'instar de Dhrtarastra, Hödhr apparaît bien, dans le mythe, comme le médiateur terrestre des insondables mystères qui agitent le cœur des dieux. Mais sa cécité n'en revêt pas moins un tout autre caractère. Elle semble ne désigner dans son cas que l’équivalent d'un aveuglement charnel dont, à l’entendement de l'homme ordinaire, le Destin est affligé par nature.                                                                             

A l'initiative de Frigg, sa mère - et l’épouse d’Odin -, Balder avait été magiquement prémuni contre tout danger, la création entière ayant juré de ne lui faire jamais aucun mal (20). A l’exception cependant d'une plante, qui avait semblé trop insignifiante pour que l'on eût exigé d'elle le serment prêté par les autres : le gui. C'est donc une branche de gui que le perfide Loki mettra entre les mains de Hödhr afin que, au cours d'un jeu auquel se livraient entre eux les Ases, il en frappe Balder qui tombe mort aussitôt. Perte sans précédent, sans doute, que la disparition de ce dieu bon, beau, sage, clément et juste - et que l'on a comparé au Christ -, mais présage toutefois de la prochaine rénovation des temps eddiques, à laquelle, dans la Justice et la Paix, présidera Balder ressuscité. Là, c'est bien parce qu'il est aveugle, mais aveugle selon la chair, que Hödhr sera l'instrument de ce que la destinée comporte de funeste, conformément d'ailleurs aux aver­tissements prodigués en rêve à Balder-le-Resplendissant.

Le témoignage cependant n’est pas absent du mythe scandinave de l'existence d'une relation entre sexualité, connaissance et mutilation. Créateur et régisseur de l’ordre cosmique, Odin, de qui les dieux tirent leur exis­tence et leurs pouvoirs, est borgne (21). Dans les temps origi­naires en effet il avait été amené à donner l'un de ses yeux en gage à la Source universelle de Toute Connais­sance, précisément, et de toute Sagesse (Mimis brunnr en vieux nordique), trait dont la symbolique transparente corrobore suffisamment la thèse que nous nous efforçons d'instruire.

C'est probablement au nom d'une confusion analogue que l'on a voulu voir dans le bandeau dont l'iconographie voile les yeux du Destin une simple allégorie. Il pourrait en aller tout autrement. C'est peut‑être en effet que le Destin, Sagesse superlative dans laquelle sont impliqués l'Homme et son Désir, la Connaissance, au sens le plus fort de l'expression; pour ne pas dire est Connaissance. C'est que la notion de Destin emporte avec soi celle d'un savoir portant sur des réalités qui déroulent leurs conséquences dans un univers fermé au regard des hommes. Et c'est peut‑être là ce qui, dans l'anthropomorphie de la représentation plastique, pourrait légitimer la présence du bandeau sur des yeux devenus alors figurément humains. Faut‑il rapporter à un jeu de défenses devant ce dont il s'agit au fond ‑ l'interdit dont est frappé l'accès aux connaissances essentielles ‑ les extravagances burlesques par lesquelles Ibsen s'efforce, dans Peer Gynt (22), de tourner la gravité du sujet?           

Pour être admis au pays des trolls, il ne suffira pas au héros de subir les premières épreuves de l'initiation que lui impose le Vieux de Dovre; s'il désire conquérir la fille de ce dernier, il ne suffira pas à Peer Gynt de goûter aux gâteaux de vache et à l'hydromel de taureau, ni même de se laisser fixer au cul une queue cravatée d'un nœud jaune! Il lui faudra en outre, il lui faudra surtout, subir « l'épreuve des yeux » : « Je t'égratignerai à l’œil gauche, un peu!….et après, je taillerai ta vitre droite! » lui dit le Vieux. Insupportable perspective que celle de cette mutilation, bien propre à faire s'enfuir le pauvre Peer qui, à la possession énigmatique et ambiguë du royaume magique des trolls, préférera la sauvegarde de sa vision charnelle. Mais c'est là en réalité caricature et dérision des conditions de la Connaissance et de ses pouvoirs. Car dans le drame d'Ibsen, le seul être à disposer souverainement des énigmes et de leur solution, ce sera en fait Solveig, incarnation de l’amour, de l'espoir et de la chasteté, cette autre épreuve, par elle délibérément acceptée.

 

V

 

Mais il est temps à présent de recentrer quelque peu un propos dont le buissonnement pourrait menacer l'intelligence.                       

Reconnaître le rôle paradigmatique que joue l'accès à la scène primitive par rapport à la Connaissance, c'est admettre les conséquences que porte avec soi cette quête à la fois nécessaire et suspecte. « Fantasmer la scène ori­ginaire, c'est s'en exclure », écrit Jean Gillibert (23). Et c'est bien en effet se proclamer à soi-même être ce tiers néces­sairement exclu que son seul voyeurisme suffit à désigner comme tel; mais c'est aussi, du même coup, dans une obli­tération délirante de son propre engendrement, se tenir à l’écart de toute filiation. Voyeurisme et aveuglement vont de pair, ce dont Tirésias et les autres témoignent à l'envi. « Se réinclure dans la scène originaire, poursuit l'auteur précité, c'est choisir, c'est se choisir. » C'est en somme choisir d'être, c'est assumer le fait d'être, et d'être issu. L'avènement du Sujet se paie du renoncement à l'état - passif - de tiers, de même que la vue spirituelle du pre­mier se paie de la renonciation à la vision charnelle de l'autre; et la Connaissance, de la cécité. La difficulté du raisonnement tient en ceci que, dans la perspective du développement nécessairement -pléonastiquement - temporel de tout processus, nul ne saurait se choisir qu'il n'ait été auparavant en mesure de le faire.

On surprend là en flagrant délit les agissements sus­pects du redoutable « démon chronologique » à la tyran­nie duquel nous sommes si efficacement assujettis. Cela ne doit cependant pas nous faire oublier que l’étendue de ses pouvoirs ‑ qui nous rendent si malaisée la conjugai­son du dialectique et du synchronique ‑ n'est en fait que la mesure de notre angoisse devant les problématiques originaires et devant la confrontation à quelque non­temps que ces dernières impliquent nécessairement.

 

VI

 

Convaincue d'avoir définitivement proscrit de ses inté­rêts toute causalité d'ordre magique, la culture occidentale s'est édifiée sur la précellence du microscope et du pied à coulisse; ou, si l'on veut, de l'observation et de la mesure. Mises à la disposition de sa frénésie d'objectivation et de dévoilement, les ressources du calcul et de la logique lui garantissent parallèlement non seulement la qualité et l'efficacité de ses démarches, mais aussi le service et le profit de leurs résultats. Quant à la propagation de l'idéologie correspondante, bornons-nous à rappeler qu'il n'est plus d'espace, de matière ni de complexité qui ne soit devenu l'objet des tentations investigatrices de Sapiens. Ce dernier ne s’est-il pas encore suffisamment convaincu que sa recherche, en tant que transgression, se tient, de nécessité, entre l'immanence d'un interdit et l'inconfort d'une culpabilité? En témoigne cependant à l'envi la prolifération des comités d'étude, de surveillance et d'éthique dont les missions impossibles ne sauraient au mieux qu'émettre des vœux de réconciliation entre connaissance scientifique, action techno‑économique et réflexion philosophique. 

Loin d'être de formation récente, le processus qui se manifeste ainsi de nos jours ne fait, en réalité, que représenter l'une des lignes de pente de l'évolution de l'homme, celle d'une laïcisation progressive de son univers, laïcisation dont on a pu dire qu'elle constitue le vecteur même de l'histoire (24). Il est d'ailleurs remarquable que le point de départ de cette majestueuse épopée se situe pour autant qu’on en puisse juger - à l’époque (aurignacienne à magdalénienne?) de « l’invention du Père (25) ».Dès lors, n'est-on pas fondé à considérer l'acuité de ce regard collectif porté sur le secret des choses comme l'expression culturelle d'un fantasme individuel, mais universellement partagé ?

Et de fait, qu'a donc à voir avec la Connaissance, le déchaînement de cette mystique d'une science qui inclut progressivement dans sa définition même l'abolition de toute limite et se stimule de la révocation de tout inter­dit? N'est‑ce point là oublier que, à peine de stérilité - autrement dit, de l'exclusion du Sujet -, le voyeurisme s'endigue de son propre exercice? Et qu'il n'est de dévoile­ment qui ne doive s'équilibrer de quelque cécité? En d'autres termes, la dissolution des révérences jusqu'alors accordées à bon nombre de champs disciplinaires, loin de porter avec soi la promesse d'une participation de l'homme à l'assomption de sa propre énigme, ne fait que contribuer à lui en refuser la conscience et l'énonciation même.

Ce n'est pas un hasard si nous voyons aller de pair l'exacerbation sans précédent du voyeurisme scientifique et le débridement que l’on sait de la chose sexuelle. Pas un hasard non plus si un profond syndrome mélancolique et suicidaire accompagne ces deux tendances spécifiques de la culture occidentale (26),comme si l’un de ses buts inconsciemment poursuivis consistait à équilibrer dans le fantasme de défaites à venir sa jouissance imméritée de satisfactions suspectes.

 

Sans doute ce qui précède requerrait bien des justifications exigerait de plus pertinentes illustrations, appelle­rait maints autres développements plus ou moins parallèles tant sont étroitement intriqués voyeurisme et prophétie, pouvoir et castration. Faute d'avoir place ici ne serait‑ce que pour en programmer les esquisses, que le lecteur me permette de lui suggérer de relire, dans la perspective que j’aimerais avoir indiquée, quelques ver­sets énigmatiques de l'évangile de Jean (27). Nul doute d'ail­leurs que l'exégèse soit loin d'en être terminée!

L'occasion du miracle que fera Jésus en guérissant l'aveugle‑né, c'est la question que lui adressent ses dis­ciples: « Rabbi, qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu'il soit aveugle ? » La suite est bien connue; la conclusion l'est moins. « Je suis venu dans ce monde pour un jugement; pour que ceux qui ne voient point voient et que ceux qui voient deviennent aveugles. Quelques pharisiens qui étaient avec lui entendirent ses paroles et lui dirent: Nous aussi, sommes‑nous aveugles? Jésus leur dit: Si vous étiez aveugles, vous n'auriez pas de péché; mais maintenant, vous dites "Nous voyons"; votre péché subsiste. »     

Quel est donc le « péché » de la société occidentale pour qu'elle soit aveugle sur elle-même au point que l'on sait, incapable qu'elle est de se guider à travers le dédale de ses connaissances (avec un petit « c »), de se prévoir au-delà de leurs conséquences les mieux assurées? Son voyeurisme peut-être? Son parti - pris d'une banalisation - d'une profanation - de secrets essentiels ?

 

Jacques Bril

                                                                                                                                        

                                         

 

 

RESUME

 

A regarder les dieux en face, l'audacieux risque sa vie; à tout le moins sa vue. Il arrive cependant qu'à titre de dédommage­ment, lui soit, dans ce dernier cas, octroyé le don de voyance.

Ce dont mythes et légendes (tout mutilés nous parviennent‑ils par la censure des siècles) veulent ainsi nous avertir, c'est du danger que recèle l’accès aux secrets essentiels - hypostasiés par la scène originaire - et des renoncements qu'implique l'acquisition de la sagesse - représentée par à réintégration du sujet dans le concert parental.

 

 

 

SUMMARY

 

Voyeurs and clairvoyance.

Daring facing the gods endangers one's life. At least, one's sight. It may happen however that to be repaid one is given clairvoyance.

Myths and legends are meant to warn us : the access to essen­tial secrets is dangerous so is the renounciation which goes along with wisdom, figured out by the reintegration of the sub­ject into the parental concert.  



Psychosonique Yogathérapie Psychanalyse & Psychothérapie Dynamique des groupes Eléments Personnels

© Copyright Bernard AURIOL (email = auriol @ free . fr)

dernière mise à jour le

29 Mars 2004

 

1. Reinach S., Cultes, mythes et religions, T. II, Leroux, 1906, p. 316.

2. Et les yeux des enfants qui ne s'endorment pas seront menacés par le redoutable Petit Homme au Sable, le Sandmännchen du conte d'Hoff­mann.

3. Jung C.G., Psychologie and Alchemie, 159, Xalter, 1975.                                             

4. Gen, III, 5.                                                                                                                     

5. Emmanuel, Pour commenter la Genèse, 87 sqq., Payot, 1971.                                      

6 Dorey R., La spécificité des fantasmes originaires, Coll. Les fan­tasmes originaires, Privat, 1986.

7. Durand G., Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Bor­das, 1961, p. 356.

8. Nous ne nous sommes pas reportés ici aux textes originaux dont le lecteur trouvera une bibliographie dans P. Grimal: Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine (PUF). Cette remarque concerne les

différentes allusions qui sont faites ici à ces domaines.                                                           

9. Durand‑Tullou Mme, « Carte mythologique de la France; départe­ment du Gard », Bull. Soc. Mythol. Fr., V (1951) 15.

10. Bril J., Lilith ou la Mère Obscure, 81 sqq., Payot, 1981.                                             

11. Ap XVII, XVIII.

12. Markale J., Mélusine ou l'androgyne, Retz, 1984.

13. Iablokoff C.Kh., « Compléments pour une mythologie du loup »,Bull. Soc. Mythol. Fr., LXXX (1971) 59.       

14. Lhote J.M., Le symbolisme des jeux, Berg, 1976, p. 215.                                              

15. Arora, U. P. Motifs in indian mythology, Indika Publ., 1981, p. 128.

16. Grimm Brüd., Deutsche Sagen, n°387, Winkler, 1981.

17. Hérodote, Enquête, I, 107; IV, 65.

18. Dumézil G., Mythe et épopé, T. I, Gallimard, 1962, pp. 162 sqq. Loki, ch. V, Flammarion, 1986.

19. Trad. P. Mazon, Belles Lettres, 1974.

20. Dumézil G., Loki, eh. V, § 4.

21. Simek R., Lexikon der germanischen Mythologie, art, « Odin », Kröner,1984.

22. Ibsen H., Peer Gynt, O.C., trad. La Chesnais, T. VIII, Plon, 1935.

23. Gillibert J., « Le meurtre de l'imago et le processus d'individua­tion », Une quête phallique, Payot, 1978, p. 72.

24. Reinach S., op. cit., 15. Orphée, Picard, 1909, p. 32. (1984), p. 101.

25. Bril J., « Ainsi, issit, le Père »,Littoral 11/12 (1984),p.101.

», Psychan. dans la Civi­lisation, I (1989), pp. 20 sqq.