Psychiatre
Je suis désolé, je n’ai pas encore de « cusum »
ni de règles de Shewart pour apprécier le fonctionnement psychique de l’appareil
à penser du médecin ni d’étude randomisée comparative…Quant au « fantôme »,
voire fantasme, c’est bien entendu mon métier de le débusquer !
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Comme toujours quand on pose une question de ce type
à un psychiatre, il doit commencer par définir sa propre place dans une
assemblée de rhumatologues. Trois raisons principales m'ont fait accepter la
gageure de répondre à cette question :
Ø la première, et j’en remercie ici le
Professeur ARLET, est mon expérience
d’attaché psychiatre dans son Service au
cours des années 80. L'expérience du contact avec le rhumatisant
hospitalisé a définitivement conforté ma pratique sur la place du corps dans le
psychisme du patient et notamment lors des recherches portant sur les
interactions entre psychisme et corps dans la polyarthrite rhumatoïde,
l'algodystrophie et les lombalgies chroniques avec la mise en place du traitement par Anafranil en perfusion,
Ø la deuxième est mon statut personnel de
conjoint de rhumatologue qui m'a permis de côtoyer amicalement ces
spécialistes, d'apprécier leur psychopathologie si particulière, et de sortir
des clichés d’identification imaginaire du médecin à la maladie qu’il soigne
(comme celui du psychiatre-fou et du rhumatologue- rigide et ankylosé avec
l’âge !),
Ø la troisième qui me paraît après-coup la principale,
est liée à l’évolution de ma pratique
vers la psychiatrie de l'enfant et notamment ma préoccupation sur les
interactions affectives précoces mère-enfant. Avec cette injonction sous-
jacente qui fait que l’on est programmé pour ce métier :
« tu soigneras ta
vieille mère, mon fils et pour cela tu deviendras médecin »
Sans oublier enfin ma fréquentation hebdomadaire
pour des raisons personnelles d' une maison de retraite où je suis toujours
étonné de voir régulièrement dans le grand salon une pensionnaire avec un
plâtre au bras ou bien d'apprendre que telle autre a été hospitalisée pour une
fracture du col du fémur.
Il semble une évidence que la chute et la fracture
de la personne âgée fassent partie du quotidien de la vie dans une maison de retraite.
Ce qui continue aussi de m'étonner, c'est la réponse
du personnel soignant face aux plaintes concernant les douleurs : « c'est
l'âge, on n'y peut rien ».
Je retrouve dans cette attitude la même position
qu’adoptaient les pédiatres face à la
douleur du nourrisson.
Rappelons pour
les néophytes que l’ostéoporose est une maladie silencieuse qui évolue
lentement pour se révéler brutalement par une fracture du poignet, d’une
vertèbre ou du col fémoral et peut conduire à l’impotence et la mort.
Sur le plan épidémiologique elle devient un fléau,
une épidémie du fait notamment de l’allongement de la vie, chez la femme
surtout.
Et pourtant les chirurgiens orthopédistes qui
constatent ces fractures à répétition et même certains rhumatologues (ceux qui
ne sont pas présents ici bien sûr) dont l’os représente pourtant la
préoccupation majeure, ne s’en inquiètent pas plus que cela.
Pendant longtemps, on a même eu l’impression que
seuls les gynécologues médicaux et certains endocrinologues s’y intéressaient.
Pourquoi aujourd’hui poser au psychiatre la
question de sa prise en charge ?
J’y vois deux raisons :
La première est un conflit d’appartenance du traitement de l’ostéoporose :
« à qui appartient l’os de la femme
ménopausée ? »
-au gynécologue ?
-à l’endocrinologue ?
-à l’orthopédiste ?
-au rhumatologue ?
La deuxième repose sur la mise en évidence d’un
mécanisme de défense psychique bien connu qui est le clivage dont on sait qu’il
repose sur un déni.
Rappel historique :
Freud en 1938 le définit dans son article sur
« le clivage du moi dans le processus de défense » :
« le déni est posé
comme entrant dans la structure même du psychisme dans de nombreux cas où il
apparaît comme une demi-mesure, une tentative imparfaite pour détacher le moi
et donc la prise de conscience d’une réalité.
Deux attitudes opposées
indépendantes l'une de l'autre s’instaurent, ce qui aboutit à un clivage du
moi. »
Il y a donc deux courants psychiques contradictoires
qui coexistent dans chaque individu: l'un fondé sur la réalité, l'autre sur le
désir.
Dans notre sujet d’aujourd’hui, la réalité est
représentée par le risque fracturaire handicapant ou mortel.
Quant au désir, de quel désir s’agit-il ici? Et
en quoi le traitement de la femme ménopausée renvoie-t-il à un désir ?
Je vous laisse y réfléchir pour parler quelques
instants de choses plus rationnelles.
L’ostéoporose étant une maladie récemment redéfinie,
elle offre un modèle de réflexion sur une pratique médicale prise dans un
courant de société en mutation.
Pourquoi, alors qu’un traitement précoce est devenu
possible, existe-t-il dans les faits un tel retard à la mise en œuvre du
traitement ?
Ce qui m'interpelle dans cette question du retard au traitement de la femme ménopausée ostéoporotique repose d'une part sur la position du médecin et d'autre part sur la non-demande de la femme qui entre en ménopause :
- y a- t’il
conspiration- alliance conjointe entre médecins et patientes ?
- à qui appartient donc le
traitement de cet os ostéoporotique ?
- pourquoi les gynécologues
médicaux, spécialistes de l'appareil génital féminin et du contrôle de
l'imprégnation des hormones sexuelles se sont-ils intéressés au traitement de
cet os friable ?
- quelle est la position de
la femme ménopausée dans la société occidentale ?
- le traitement de la
ménopause, phénomène naturel lié au vieillissement, est-il
nécessaire ?
- la prise d'oestrogènes
favorisant la prise de poids et augmentant le risque de cancer, n’y a-t-il pas là autant de justifications pour ne pas traiter ?
- faut-il
traiter un processus normal?
- faut-il
traiter une évidence, c’est à dire la vieillesse, l’inéluctable de la vieillesse ?
Deux phobies viennent compliquer le questionnement :
- la
cancérophobie,
- la peur de
vieillir et donc de mourir mais pas de n’importe qu’elle façon, une mort de
l’intérieur et de ce qui fait notre infrastructure.
Quelle peut être la représentation
imaginaire dans l’inconscient collectif de ce squelette qui normalement doit
faire trace après notre mort ( on date bien le début de chaque civilisation par
la découverte des os dans les cimetières) et qui de notre vivant est en train
de s’effriter ?
Ces deux phobies entraînent en réaction
un mécanisme de défense psychique qui est la négation et qui se traduit par une
hallucination négative : on ne veut pas voir, on ne veut pas y penser.
Par ailleurs la ménopause représente un
moment charnière dans la vie d’une femme mais aussi du couple :
-renoncement à la
maternité,
-départ des enfants,
-crise de la cinquantaine du mari :
entre 50 et 60 ans les hommes ne sont pas très résistants, c’est à cet âge que l’infarctus ou le cancer les emportent (s’ils passent le cap, ils vieillissent ensuite tranquillement)
ou bien
dépression du milieu de la vie avec son traitement radical « il est parti
pour une jeunette pour ne pas voir vieillir sa femme » c’est un départ
altruiste, une preuve d’amour…
Je prends conscience maintenant que je suis victime
moi aussi de ce mécanisme psychique de déni dans ma pratique de pédo-
psychiatre car
il y a bien une maladie que les psychiatres ont en commun avec les
rhumatologues : l’anorexie mentale de l’adolescente avec son
trépied clinique :
-trouble des conduites
alimentaires ( cycle anorexie- boulimie- vomissement)
-mais surtout aménorrhée
-et oh ! stupeur des
psychiatres qui n’y faisaient pas du tout attention : ostéoporose.
Dans nos recherches sur le déclenchement de cette
maladie, il apparaît que c’est bien une lutte contre la transformation de ce
corps d’enfant en corps féminin sexué
avec toute ses rondeurs que porte une partie de la problématique de cette
adolescente.
Alors laissez- moi associer, que dis-je, délirer
doucement sur la conjonction de plusieurs facteurs :
-l’intérêt des gynécologues
spécialistes de l’appareil génital
féminin, organe de la sexualité
et de la reproduction,
-la problématique de
l’anorexie mentale
m’amènent à constater qu’ au début et à la fin de la
vie génitale de la femme, il y a un os qui souffre et que nous sommes sans
doute devant un tabou, un sanctuaire à ne pas violer : la sexualité de la
femme ménopausée.
La levée de ce tabou va de pair avec une
transformation radicale de la représentation imaginaire dans notre société de
cette femme qu’on disait âgée et qu’on (je veux dire, nous, les médecins hommes
bedonnants de la cinquantaine), ne reconnaissons plus :
de cette vieille femme méditerranéenne
qui se tasse doucement, habillée de noir dans le deuil impossible de son mari
chéri, père de ses enfants adorés, assise sur son banc devant la maison à
regarder le temps passer ou bien à attendre le coup de fil de ses enfants…
nous sommes passés à l’image
« scandaleuse », pour un homme toujours, de cette femme occupée,
entre ses cours de stretching, bodybuilding, son jogging, son diplôme
d’histoire de l’art et ses voyages d’étude, femme qui ne vieillit pas et dont
la silhouette peut se confondre avec celle de sa fille de 35- 40 ans, fatiguée
par les tâches ménagères, les enfants et son métier…
Donc, de mon point de vue de psychiatre, faire le
diagnostic d’ostéoporose et traiter préventivement, c’est donc avant tout
s’affranchir du tabou de la sexualité de la femme ménopausée.
En raccourci, le médecin rhumatologue se retrouve paradoxalement, dans ce cas, en position de petit garçon jouant au Docteur face à sa maman qui lui demande de poursuivre sa vie de femme soit avec son père soit même, horreur, avec un autre homme.
L’affiche du congrès de la SOFOC de l’an dernier
représentait un os dans un sablier en train de s’effriter en sable : c’est
une image terrifiante de l’inexorabilité du temps qui passe et de la vieillesse
qui érode lentement et d’une manière inéluctable et sans symptôme le squelette.
Le pari de cette réunion est de faire
prendre conscience à ce petit
garçon-Docteur qu’en retournant le sablier il risque de favoriser la levée
du tabou de la sexualité de la femme
ménopausée ( sa mère) et d’abandonner l’image de cette vieille femme
méditerranéenne habillée en noir, toute courbée, au profit de la femme musclée
en forme, toujours par monts et par vaux .
Dernière image avant de conclure, celle
d’un film des années 80:
« Trois
hommes et un couffin »
derrière l’image attendrissante de ces
trois célibataires autour du berceau du bébé, se cache une image plus
scandaleuse ( pour un homme) : celle de la mère du Stewart, la grand-mère
méditerranéenne de surcroît, la MAMA,
jouée par Marthe Mercadier qui est trop prise par ses occupations pour
s’occuper de sa petite fille.
Messieurs les rhumatologues de la SOFOC
, sans le savoir, vous êtes de dangereux féministes.
Bien entendu ce que je viens de vous raconter est une histoire, un conte horrible pour faire peur aux enfants qui veulent devenir médecins et toute ressemblance avec la réalité psychique ne serait que pure coïncidence.