Figurabilité, analyse, institution [1]

( Enjeux du développement de la capacité introjective dans l’équipe soignante. )

 

                                                                                                                                                                                                                                                                          Lin GRIMAUD [2]

 

 

 

Dans un article intitulé « Une logique de l’inclusion : les infirmes du signe »  paru en 1982 dans la revue Esprit, Gladys SWAIN met en relief les transformations mi – institutionnelles, mi – médicales, autour des années 1800, correspondant à une véritable transformation culturelle.         

 

Elle l’énonce de la manière suivante :

« A l’origine de l’éducation des aveugles,  ou des idiots, comme de l’initiation au langage des sourds – muets, comme du traitement des aliénés, il y a l’intervention d’un postulat implicite en rupture totale avec les mentalités antérieures : le postulat de ce que, chez les êtres où il paraît absent  ou affecté, ce caractère essentiel de l’humain qu’est sa capacité de relation avec autrui est toujours virtuellement conservé. » 

 

 



 

Elle poursuit : « Ce qui rapproche ( avant le tournant de la fin du XVIII° )  ces disgraciés, insensés, aveugles, sourds - muets, c'est de ne point appartenir au cercle de l'humanité défini par la communication. Ce sont des infirmes du signe. Des "exclus", non pas au sens où la société les ségrègerait nécessairement, mais au sens où ils sont symboliquement réputés exclus de l'humain de par leur impuissance à la réciprocité."

Autrement dit, la mutation de la modernité correspondrait dans nos secteurs de pratique à l’invention de l’altérité, de la communication à l’autre, de l’appartenance sociale comme fruit de la nouvelle volonté sociale, et non plus d’un état de naissance, d’efficience ou de destinée.

 

Cette analyse anthropologique ouvre une fenêtre pour saisir ce qui est communément en jeu dans nos pratiques sociales, médico – sociales ou psychiatriques. Avant d’être techniques nos pratiques ont une signification culturelle déterminant une définition du lien inter humain en termes de réciprocité à construire.

En repérant une problématique de fond engageant tous les professionnels de la relation d’aide et de soin, cette perspective indique une épistémologie de la communication qui va ensuite se diffracter en outils spécifiques pour chaque type de maladie, de déficience, de précarité ou de handicap.       

 

Plus largement, la capacité à donner forme aux états de sa propre subjectivité devient, pour le sujet moderne partie de sa compétence sociale.

 

Et puisque nous pensons et agissons à l’intérieur d’une culture qui positionne les compétences relationnelles et communicationnelles en critères d'intégration sociale, nous pouvons considérer que la figurabilité de notre corps vécu, nos capacités à appréhender nos propres liaisons internes, font désormais partie de cette même compétence à la réciprocité. 

Aussi, selon Christophe DEJOURS, « Les transformations intersubjectives passent – elles par des engagements corporels dont la mobilisation n’est possible qu’à proportion de la sensibilité et des habiletés des corps, c’est à dire des registres affectifs et expressifs hérités de la subversion libidinale. »[3]  Il s'agit donc d'élaborer sa disposition envers autrui à partir d'un travail sur soi, sur la reconnaissance de son propre désir.

Nous étions déjà accoutumés à concevoir la communication et la relation en termes de pensée compréhensive et de verbalisation, nous le sommes beaucoup moins en ce qui concerne leurs soubassements déterminés par les éléments du dialogue tonique et cette covariance thymique appréhendée en termes d'empathie ou d'énaction ( LEBOVICI d'après VARELA. )  

De fait, dans le champ des pratiques cliniques, plus les professionnels sont confrontés à un public en difficulté plus ils sont amenés, pour établir une communication, à ressentir l’état de l’autre, la forme des fantasmes inconscients qui animent sa vie psychique, au travers de leurs propres éprouvés corporels.

Ce « corps professionnel psychique », dans ses fonctions de réceptacle, contenant, surface inscriptible, est transformateur du sens au travers de son travail d'écoute, d'interprétation et de proposition.

Sans doute ne s’attendait – on pas à retrouver cette intimité vécue de nous – même sous la forme et dans la fonction d’outil de travail. Rien, en effet, de nos formations académiques ne nous y prépare.

Il s’agit maintenant de se repérer théoriquement et pratiquement dans l’espace épistémologique ainsi dégagé entre corps, pensée et action psychothérapique sur les deux registres complémentaires de la personne du professionnel et de l'équipe pluridisciplinaire à laquelle il appartient.

Je m’appuierai pour cette réflexion sur ma clinique avec les enfants malvoyants, les bébés  dont les parents ont été récemment confrontés à l’annonce du handicap, ainsi qu’à une séquence d’analyse des pratiques avec une équipe travaillant auprès d’adultes polyhandicapés.

I - La capacité introjective comme modalité psychique de l’intériorisation.

 

Initialement, la notion d’introjection indique un mouvement qui « Fait passer, sur un mode fantasmatique du dehors au-dedans des objets et des qualités inhérentes à ces objets. »[4]

Le concept connaît un parcours depuis le début de l’histoire de la psychanalyse.

Il apparaît chez FERENCZI, est repris par FREUD, développé par Mélanie KLEIN au travers du couple projection / introjection. On le retrouve chez BION en filigrane de sa théorie de la pensée.

Avec ce dernier éclairage dont je vais maintenant soutenir mon propos, l’introjection pourrait désigner autre chose que le mouvement du dehors vers le dedans,  autre chose aussi que la mise en résonance mutuelle de deux subjectivités, mais plutôt un mouvement psychique qui réalise une appropriation de l’inconnu par le connu au moyen d'une mise en forme. On trouve là une homologie entre mise en forme et intériorisation qui permettrait par exemple de penser que le « médium malléable » dont parle Marion MILNER, la pâte à modeler, est une représentation quasi immédiate de l'intériorité psychique précisément parce que sa fonction est de prendre des formes.

Ce probléme de l'émergence de la forme psychique peut être mis en rapport avec plusieurs notions psychanalytiques: celle de prise de conscience au sens initial de FREUD,  de ce que Sara et César  BOTELLA appellent figurabilité, des développements de René ROUSSILLON sur la symbolisation, de la relation d’inconnu chez Guy ROSOLATO.

Le passage d’inconnu à connu, d’impensé à pensé, ne concerne pas seulement les objets du dehors, mais aussi les objets internes. Le « connais-toi - toi–même » socratique est en quelque sorte une invite à l’introjection d'éléments internes. Comme si la mise en forme psychique s'effectuait par le redoublement d'une intériorisation. Effectivement, une pensée n'est jamais pensée une fois pour toute, elle doit pour rester vivante, être ré intériorisée de l'intérieur.

Connaissance et méconnaissance à l’intérieur de nous entretiennent un processus de transaction perpétuelle. Refoulement et prise de conscience étant liés, déjà chez FREUD, comme les deux vecteurs progrédient et régrédient du processus psychique.

BION investit donc cette dynamique tout en précisant que le processus psychique consiste dans le passage d’une manière de connaître à une autre manière de connaître et, tout aussi bien, d’une manière de méconnaître à une autre manière de méconnaître. Pour lui, la forme n'est jamais absente du fait psychique, même le plus rudimentaire ou le plus primitif, et toute pré conception est en attente de sa conception dans une tension interne inévitable qui évoque une caractéristique essentielle de la pulsion pour FREUD.

Sa théorie intègre les ressorts de la psychanalyse et ceux de la sémiotique pour définir l'activité psychique à la fois comme processus de connaissance et de transformation à tous les niveaux de l’expérience du corps. Il tient compte du fait que l’expérience du monde s’inscrit toujours dans l’espace de l’expérience du corps et que la pensée reste liée à un corps en train de faire l’expérience de lui – même. ( Par exemple, à pensée clivée expérience du corps clivée, etc. )

Cette mise en perspective a notamment ouvert les portes de l'interprétation des fantasmes psychotiques, l'interprétation par l'analyste des co variations de son propre vécu corporel en cours de séance lui servant de formes transitionnelles pour l'interprétation de l'expérience vécue de son patient. 

En réorientant, me semble – t – il, la question de la pulsion vers une pensée issue de l'expérience du corps propre et y faisant retour, Bion décrit le maillon intermédiaire entre soma et psyché à la fois comme un mouvement perpétuel de transformation des éléments psychiques et comme une homologie de structure entre les champs  de la sensation et de la pensée.

Si, en effet, « Il serait absurde de dire d’une pulsion qu’elle pense »[5], on peut cependant dire qu’elle obéit à la fois à une exigence économique d’excitation et à une exigence narcissique de forme. Cette logique commune aux différents registres de la sensation corporelle jusqu'à celui de la pensée abstraite passe par les étapes intermédiaires des représentations d'affect, de chose et de mot.

Penser, c’est donc établir sur fond d’éléments en attente de conception, un lien progrédient vers la forme abstraite, mais c’est aussi établir une liaison régrédiente, du concept vers le sensible et le soma. Tel est l’axe bipolaire que Bion nous propose dans sa « grille », comme figuration de la manière dont l’homme s’humanise en réalisant dans le même mouvement l'introjection liante de son expérience vécue et le déploiement de son espace psychique, par le moyen d'une perpétuelle transaction interne.

Dans cette perspective penser un objet revient à entrer en relation de transformation réciproque avec lui, que cet objet soit externe ou interne, archaïque ou ré élaboré, clairement délimité ou non.

Nous allons maintenant aborder chacun des deux mouvements de l'introjection, l'un partant du senssible vers le concept, l'autre faisant retour du concept vers la perception.

 

 

A ) Du sensible vers le concept.

 

 On peut comprendre que la théorie de BION ait pris une place centrale dans les cliniques analytiques de la psychose, du groupe, de l’enfant et, globalement, du cadre soignant.

Pour nous qui nous occupons de personnes porteuses de handicaps parfois très invalidants et de familles profondément traumatisées, produire une dynamique de reprise des processus de pensée  en état de sidération, constitue un enjeu thérapeutique majeur.

Car il nous faut accéder et mobiliser des transformations à de multiples niveaux interdépendants : entre parents et enfant, dans le couple, entre parents – enfant et institution, entre enfant et fratrie, enfant et groupe de pairs, enfant et professionnel, ainsi qu’à l’intérieur même de l’équipe pluridisciplinaire.

Le premier outil étant de « sentir ce qui se passe et circule » d’un de ces niveaux à l’autre et se dévoile au passage comme effet de sens avant de s’éclipser dans le bruit de fond du groupe.

Une clinique institutionnelle pertinente se base sur la caisse de résonance du corps vécu, s'origine entre les lignes de l’événement et se développe au travers du matériau narratif qui constitue le mythe du groupe. Toute situation à visée soignante confronte au symptome, expose à sentir dans notre corps individuel et dans le corps du groupe des choses difficiles.

Acceptera ? Acceptera pas ? - d’héberger des choses difficiles, telle est la question qui se pose à la fois pour le professionnel et pour le groupe. Ne pas accepter c’est demander au comportemental réactionnel et, en définitive, au physiologique, de régler la note de l’angoisse. Accepter, revient à tenter de faire assumer ce rôle au processus de la mentalisation au cours de ces va et vient entre sensation et pensée. Une telle posture d'acceptation de la part de chaque professionnel et de l'équipe dépend du développement d'une capacité introjective, ou capacité de co pensée, dont l'élaboration reste une question éthique et pratique de fond pour les soignants.

 

Vignette clinique.

Il s’agit d’une intervention effectuée au titre de l’analyse des pratiques auprès d’une équipe prenant en charge de jeunes adultes polyhandicapés atteints à la fois de troubles sensoriels et de la personnalité. Une éducatrice évoque la situation d’un résident qui lacère ses vêtements et, la nuit, ses couvertures. On le retrouve au matin, nu sous des  lambeaux, donnant l’impression que sa personne est en charpie.

Ce récit fait suite à des contenus qui évoquent des ritualisations destructrices, des attaques imprévisibles sur les personnes, une incommunicabilité pesant jour après jour sur le moral de chacun. Ces situations sont vécues comme autant d’effractions dans l’enveloppe contenante, elles génèrent des sentiments d’impuissance, d’incompétence et de désespoir.

J’écoute en essayant de voir surgir une piste, un point d’appui dans mes propres représentations. Mais je n’arrive pas à être convaincu par mes pensées, je les trouve à fonction d’emplâtre, impuissantes à rendre compte de ce qui s’exprime entre les participants.

Le groupe m’imprègne progressivement des affects de détresse qu’il contient, preuve que je commence à en faire partie.

Au cours de l’animation, mon régime interne est affecté par le poids de réel présent dans les prises de parole, et par l’ambiance d’agitation entre les participants. Je continue d’éprouver de ne rien apporter d’utile au groupe. Aucune construction psychique que je ressente comme fiable ne s’effectue en moi devant un matériau qui se saisit de moi bien avant que je me saisisse de lui.

Moments désagréables en sortant du groupe où je me demande ce que je suis allé faire dans cette galère ; et comment ma propre analyse a pu être à ce point ratée que ma mégalomanie continue de me pousser à animer des groupes en difficulté.

Jusqu’au jour où une participante nous met le pied à l’étrier en disant que si je n’amène pas de solution c’est sans doute parce que j’estime ne pas être suffisamment payé.

Mes associations vont vers le thème du « retour sur investissement.» et les représentations s’organisent dans le groupe autour de ce fil.

Emergent des sentiments qui pourraient se traduire ainsi : les résidents reçoivent des choses de bonne qualité de notre part, des soins, de l’attention, de la préoccupation, on se fait du souci pour eux, on leur fait de multiples propositions, mais ils n’investissent pas, il n’y a pas de retour. Il est même impossible de les aider à se constituer en groupe. Lorsqu’on veut organiser une activité ça « fuit », on court chercher les résidents dans toutes les directions, laissant en plan les seuls d’entre eux qui accrochent à l’activité.

Je me rends compte à ce moment que jusque là mon travail est resté centré sur la contenance de ce groupe : ordonner la parole, la rendre à celui qui se l’est fait couper, équilibrer les expansions, répartir l’expression, repérer les axes mouvants de l’alliance et de l’hostilité, distinguer entre le silence de l’écoute et le silence du retrait, proposer le retour à celui qui s’éloigne, guetter l’approche de celui qui n’est pas encore entré dans l’échange…etc.

 Deux fantasmes ont pu finalement se communiquer clairement - le premier sur un vecteur mélancolique : « On n’est pas à la hauteur de notre tâche » - le deuxième sur un vecteur persécutif : « L’intervenant et les résidents ont un trait commun : l’ingratitude à notre égard, car ils rétribuent nos efforts par de l’incommunication, provoquant notre désir de vengeance en même temps que notre culpabilité. »

La formulation concrète de la question du « retour sur investissement » dans toute pratique éducative parentale ou professionnelle, fut donc le cadeau transférentiel à partir duquel une figurabilité du contenant percé et du contenu persécutif a pu se construire.

Dés lors les traces liées aux angoisses archaïques de démembrement, d’écoulement et de chute ont pu s’organiser, permettant l’évolution favorable des symptômes fondés sur la culpabilité inconsciente dans le groupe.

Ici, il fallait héberger les éléments de douleur narcissique et du sentiment de déprivation libidinale issus de l’incommunicabilité vécue au quotidien. Le processus psychique entre le groupe et  l’animateur a pu s’appuyer sur un affect partagé à partir de la formulation : « Vous ne vous estimez sans doute pas assez payé pour …etc. » dont la suite peut se compléter par : « comme nous-mêmes sommes bien mal payés en retour, narcissiquement et objectalement, par les personnes dont nous nous occupons. »

 

Ceci illustre la fonction du développement de la capacité introjective qui, comme l’indique BION au travers de son modèle de la « rêverie maternelle », est de recevoir la projection, de l’élaborer et de la ré adresser sous une forme organisatrice. En précisant toutefois que l’élaboration s’effectue entre les acteurs de la situation, au travers d'un co processus psychique. Le rôle spécifique de tout professionnel soignant et de tout groupe soignant étant alors non seulement d’aménager des espaces de transition, mais de s’aménager comme espace de transition.

 La condition du développement de la capacité introjective dans l’équipe soignante se précise donc comme l'aménagement institutionnel de la transitionnalité, afin de permettre l'émergence de fantasmes contenants et transformants les  éléments psycho désorganisateurs à l'oeuvre entre le patient et son environnement.

 

B ) – Du concept vers la perception.

 

Ayant entrevu comment le corps vécu du professionnel et du groupe soignant sont impliqués pour la  relation thérapeutique, il nous reste à nous faire une idée du mouvement introjectif inverse : lorsque les aspects les plus élaborés de la pensée prennent en charge de réintégrer leur base émotionnelle et affective au travers d'une lecture des fantasmes en circulation inter et intra subjective.

 La clinique montre, en effet, que lorsque le système d'interprétation de soi et du monde est déqualifié par un vécu de rupture majeure, le sujet est confronté à un conflit d’introjection. Il ne sait plus dans quelle catégorie mettre le réel auquel il est confronté. Une telle situation de crise de la catégorisation, si elle n'est pas solutionnée, peut déterminer un trouble plus global de la mentalisation chez un sujet et dans le groupe.

La gamme de situations de crise susceptibles d’affecter l’appareil de désignation et de compréhension du monde et de soi, est très étendue[6]. Dans tous les cas, le conflit d’introjection se traduit par une disjonction vécue entre soi et son environnement, ce qui va déterminer la crise du jugement perceptif selon la formule de PIERCE[7].

Devant un événement insupportable par la surprise, la déception ou l’horreur qu’il suscite, un enchaînement de séquences psychiques a  lieu. On se dit : « je n'en crois pas mes yeux » ou, à la manière des adolescent d’aujourd’hui : « J’y crois pas ». Ne pas croire le perçu détermine une distorsion de la perception elle – même.

La dénégation est constitutive de la pensée, mettant en œuvre le double langage qui permet l’intégration du refoulé à la conscience comme le fait remarquer FREUD dans son article de 1925. Il donne l’exemple suivant : «  Vous allez maintenant penser que je vais dire quelque chose d’offensant, mais je n’ai pas effectivement cette intention »[8].

 On peut ajouter que la dénégation affecte la perception exactement comme un tour de passe - passe que le sujet réaliserait d'abord à son propre usage. Je vois ce qu’il m’est acceptable de voir, je tends à ne pas voir ce qui provoque la déstabilisation de mon consensus interne par invalidation de mes catégories de pensée.

En prolongeant l'idée de PIERCE, on pourrait dire que la question de la perception se situe dans le rapport de cohérence qui s’établit entre intersubjectivité et intrasubjectivité, comme l'avait indiqué Piera AULAGNIER au travers de la notion de « contrat narcissique primaire »;  perspective qui indique comment le conflit d'introjection détermine une menace de déstabilisation psychique qui se décline en crise d’interprétation ( quoi croire ? ),  crise d’identification  (quoi comprendre ? ) et crise identitaire ( comment conserver une intelligibilité à moi - même ? )

Cette problématique concerne toute personne recevant une atteinte psycho traumatique grave, ce qui est le cas des parents dés l’annonce du handicap de leur enfant. Et si nous observons que le rapport des parents à la réalité de l’enfant peut être défaillant ou distordu, justifiant l’urgence de la mise en place d’une  intervention éducative spécialisée, il s’agit surtout de ne pas perdre le contact avec les parents au motif de ce que l’on interpréterait, à tort, comme une dérive psychopathologique, d’autant que se manifestent des contenus transférentiels négatifs.

En réalité ces motions transférentielles négatives qui éprouvent les équipes, constituent en réalité la première et parfois la seule voie de rencontre et d’élaboration du triangle sémantique parents – enfant – institution. Il est donc essentiel que les équipes sachent en travailler les mises en perspective par l'élaboration  de leur propre formations défensives. Ces projections parentales psycho protectrices répondent  le plus souvent aux menaces d'effondrement psychique, aux sentiments d’angoisse et d’injustice, de menace généalogique, générés dans l’intersubjectivité familiale à partir de l’événement de l’annonce du handicap d’un enfant. Elles constituent donc un point d’appui au processus d’élaboration.

Le paradoxe doit ici être considéré dans sa valeur dynamique : dans certaines situations une pensée qui se présente partiellement contre la réalité, contre l’évidence et le bon sens, peut être la seule manière, et donc la bonne manière, de lutter contre l’effondrement psychique. Il me semble que le film de Roberto BEGNINI, « La vie est belle » ( 1998 ) illustre bien ce processus en montrant un père qui, dans une situation catastrophique, met en scène une réalité illusoire pour protéger son fils d’une réalité destructrice. Au fond les deux personnages du film représentent deux aspects du moi, le « moi – pour – la – survie » et le « moi – réalitaire – désespéré », dont l’un joue la comédie à l’autre afin que l’ensemble conserve son intégrité.

Je prendrai un autre exemple d'une représentation forcée pour contourner une réalité impensable.

Le sémioticien Umberto ECO analyse dans son livre « Kant et l’ornithorynque »[9] un épisode de l’histoire de la science lié à la découverte de cet animal à la fin du XVIII° siècle.  

L’ornithorynque est un mammifère qui pond des œufs. S’est donc posé pour les naturalistes de l’époque le problème de son classement.

Eco note que son identification correcte a pris plus d’un demi-siècle, le temps de modifier la taxinomie, et délai attestant de la crise d’interprétation ayant sévie  parmi les spécialistes.

Tout fait nouveau modifie la grille de lecture existante. C’est un postulat à partir duquel on est en mesure d’appréhender le trauma en terme d’atteinte de l’outil sémiosique ; atteinte, autrement dit, de l’instrument intersubjectif de fabrication du sens commun, dans le groupe familial et du réseau social à auquel elle appartient.

 Ce détour par la sémiose nous permet de compléter la compréhension freudienne du trauma psychique : effet du débordement des structures et de saturation des processus consécutifs à l’effraction du pare – excitation. La naissance d’un enfant handicapé montre aussi comment la pensée des parents, des frères et soeurs peut être entravée dans son mouvement régrédient.  L'ensemble du processus d'intégration psychique se trouve ainsi menacé dans le champ de l'individu comme du collectif. Le dommage porte sur le processus même de la subjectivation, sur la formation de l'intelligibilité. 

La rencontre famille traumatisée / enfant porteur du handicap / institution spécialisée, contient un enjeu de reconstruction de l’appareil à penser les pensées comme le formule BION.

L'introjection pour la figurabilité dans l'équipe a pour fonction de relayer la reprise de pensée dans le réseau intersubjectif affecté par le trauma. Ce qui passe nécessairement par la prise en compte de transferts souvent caractérisés par la massivité de l'angoisse, la paradoxalité des investissements, et  mobilisent d’intenses mouvements passionnels, phobiques ou contra – phobiques ainsi que de brusques lâchages.

L’affaire de l’ornithorynque montre aussi que devant la mise en crise de leur référentiel, des scientifiques, pourtant formés à l’observation et à la classification, ont « vu » sur l’ornithorynque des traits distinctifs qui n’existaient pas et n’ont, en revanche, pas « vu » certains traits pourtant apparents.

Le fait que le désir de faire entrer le spécimen dans une catégorie existante ait directement modifié sa perception indique la puissance des processus du registre du « Négatif » en jeu, lorsque les catégories cognitives constituées se trouve effractées par l'émergence d'une « autre » réalité.

Je propose donc cette réflexion pour un débat sur la nature du trauma psychique et les réponses psychanalytiques pratiques à y donner dans le champ de la consultation thérapeutique comme dans celui des dispositifs de prise en charge institutionnelle.

 

 



Psychosonique Yogathérapie Psychanalyse & Psychothérapie Dynamique des groupes Eléments Personnels

© Copyright Bernard AURIOL (email = auriol @ free . fr)

dernière mise à jour le

11 Mai 2004

(C) Lin Grimaud

 



[1] Tribune AMPPEA, 28 avril 2004. Texte revu de l'intervention au 34° journées d'étude de l'ALFPHV., « Du corps au sens », Poitiers, 16, 17, 18 mai 2003.

[2] Psychologue, I.E.S. Centre LESTRADE, 3, rue du Bac, 31520, Ramonville St Agne.

[3] Ch. DEJOURS, «  Le corps comme exigence de travail pour la pensée » ; in R. DEBRAY, « Psychopathologie de l’expérience du corps », Dunod, 2002.

[4] J. LAPLANCHE, J.-B. PONTALIS. «  Vocabulaire de la Psychanalyse ». P.U.F. 1973.

[5] Ch. DEJOURS. op.cit.

[6] Gladys SWAIN, « Une logique de l’inclusion : les infirmes du signe »,  revue Esprit, 1982.

[7] C.S. PIERCE. « Textes anticartésiens », Aubier, 1984.

[8] S. FREUD. « La négation »; in « Résultats, idées, problèmes.»,  P.U.F. 2002.

[9] U. ECO. « Kant et l’ornithorynque ». Grasset, 1999.